« Il paraît qu’en France, on compte plus d’écrivains que de lecteurs… Si c’est vrai, l’intelligence artificielle risque de ne rien arranger à la chose. Mais ce n’est pas le plus grave. » Par Bruno Markov.
Le 27/10/2023 à 11:59 par Auteur invité
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Publié le :
27/10/2023 à 11:59
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Au cœur de mon roman, Le Dernier Étage du Monde (Ed. Anne Carrière) se trouve l’idée que « la réussite ne répond plus au mérite ou à l’intelligence », mais à la satisfaction d’un ensemble de règles et de standards implicites. Un modèle de réussite, qui n’est écrit nulle part, mais auquel nous sommes tous tenus de nous conformer si nous souhaitons gravir les échelons du système.
Pour s’infiltrer dans le petit monde parisien des affaires et se hisser à la hauteur de son ennemi, Victor doit apprendre à se comporter comme un consultant-modèle : adopter la posture, le vocabulaire, le dress code, le « savoir-être » qui conviennent pour devenir l’un des leurs, insoupçonnable. Peu à peu, son regard s’affine. Il reconnaît une foule de détails plus subtils par lesquels se distinguent les futurs dominants — le Nouveau Monde, désigné par l’ancien. L’apprenti s’efface alors au profit du modèle… Il devient le modèle.
Couche après couche, je gomme les aspérités du personnage brouillon, mal dégrossi que Dorsay a recadré l’été dernier. […] Dans le miroir de l’entrée, j’ai franchement fière allure. Si je me croisais dans un couloir, je me trouverais une vraie tête de connard. C’est bon signe.
Ce jeu d’imitation en évoque un autre, théorisé par Turing pour son fameux test. Comme Victor, une intelligence artificielle doit apprendre à s’exprimer et se comporter comme son modèle humain, jusqu’à ce que celui-ci ne sache plus faire la différence. Lorsque l’illusion est parfaite et que la machine devient insoupçonnable, le test est réussi.
De ce point de vue, un logiciel d’IA générative comme ChatGPT doit moins nous impressionner par son intelligence que par son aptitude à nous faire croire qu’il est intelligent. En bon illusionniste, il juxtapose des mots qui sonnent statistiquement bien ensemble, sans les comprendre ou presque.
Et nous, qui par le langage exprimons toujours une pensée, peinons à concevoir que l’un puisse se passer de l’autre. Inconsciemment, nous projetons notre esprit sur la machine qui nous parle, c’est plus fort que nous. Par un mécanisme absurde, nous prêtons à ce miroir une intériorité, plus facilement qu’à un arbre ou un animal sauvage, dont l’intelligence est pourtant plus proche de la nôtre, mais qui ne nous prennent pas pour modèle.
Si nous nous reconnaissons volontiers dans l’intelligence artificielle, c’est parce que nous jouons au même jeu qu’elle. Soyons honnêtes, quel être humain n’a jamais « fait son ChatGPT » ? Quel élève n’a jamais récité sa leçon par cœur en tâchant d’interchanger quelques phrases ou d’en modifier quelques mots, pour faire croire qu’il l’a comprise ? Quel économiste n’a jamais assailli son auditoire de formules et de statistiques creuses, pour faire croire à la valeur scientifique de son raisonnement ? Quel philosophe mondain n’a jamais récité une citation de Kant accompagnée d’un commentaire vaporeux, pour faire croire à sa profondeur ? Quel consultant n’a jamais récité ses prêts-à-penser dans une novlangue volontairement absconse, pour faire croire à la complexité des concepts qu’il manipule ?
Nous sommes tous des imposteurs, si pétrifiés à l’idée d’être découverts qu’on en oublie le masque porté par les autres.
Duper le jugement des autres est une nos activités favorites, à la base du marketing, de la séduction, de la publicité, des réseaux sociaux, de l’économie de l’attention, des fake news, des usines à trolls, de la guerre informationnelle… Et si nous devons craindre l’intelligence artificielle pour une raison, c’est parce qu’elle est encore un meilleur imposteur que nous.
Il suffit de voir le nombre de métiers qu’elle menace aujourd’hui d’automatiser. Nous lui avons, reconnaissons-le, facilité la tâche. Bien avant l’apparition des algorithmes, le taylorisme et la division du travail nous transformaient déjà en automates, répétant quotidiennement les mêmes gestes et les mêmes raisonnements : en revoyant Les Temps Modernes de Chaplin, on se demande qui de l’Homme ou la machine a le premier imité l’autre.
Chaque métier devient le rouage d’une mécanique implacable, réduit à une suite de décisions machinales, écrites à l’avance. Ils nous prient de faire comme-c’est-marqué-sur-la-fiche ou comme-c’est-demandé-par-le-logiciel et un beau jour, quand nos tâches sont devenues totalement programmables, ils nous annoncent que tout compte fait, le logiciel les réalisera plus vite.
Depuis, notre économie s’est tertiarisée, l’intellectuel a pris le pas sur le manuel et de nos jours, la fonction d’un être humain se reconnaît à sa posture, son vocabulaire, son dress code, son savoir-être… Le modèle auquel il tâche de s’assimiler.
La question, posée par beaucoup d’articles, est parfaitement légitime. L’écriture de roman, de scénarios n’échappe ni à la standardisation ni à l’imitation. Les librairies regorgent de tutoriels, de recueils de recettes pour raconter des histoires captivantes... et de livres écrits en appliquant ces techniques à la lettre. L’essor des plateformes de streaming induit une industrialisation de la fabrique des récits, donc la formalisation de modes opératoires et de cahiers des charges. Les conditions sont remplies pour que l’automatisation soit possible.
Mais il s’agira certainement moins d’un remplacement que d’une prothèse, dont le risque pour un auteur est de devenir dépendant, voire captif — de la même manière qu’un utilisateur compulsif de Google Translate et Google Maps perd progressivement son aptitude à parler une langue étrangère et se repérer dans l’espace. En quelque sorte, l’IA pourrait être à l’écriture ce que Tinder fut aux relations amoureuses : un démultiplicateur de jeux de miroir et d’impostures.
Méthodique, je rejoue la même séquence avec des dizaines, des centaines de filles différentes et ajuste ma stratégie après chaque échec. Il existe une formule, un mode opératoire pour tout, même pour plaire.
Face à la prochaine génération d’écrivains « augmentés » devrait naturellement émerger un courant contraire : des éditeurs prestigieux apposeront un bandeau pour certifier qu’une œuvre est 100 % artisanale et que son auteur en a confectionné chaque mot lui-même, en orfèvre patient et minutieux. Ultime ironie, ChatGPT fera passer le test de Turing à tous les romans et scénarios écrits après sa sortie, pour s’assurer que ses données d’apprentissage sont d’origine humaine et éviter de s’entraîner sur des contenus qu’il aurait lui-même générés.
Paradoxalement, c’est peut-être dans cette inversion des rôles que nous pourrions trouver une chance inespérée de salut ! Conscients de devoir démontrer l’origine humaine de nos idées, nous serions contraints de sortir du jeu d’imitation. Il ne serait plus question de nous conformer à un modèle ou de « faire notre ChatGPT », sous peine d’être catalogué comme une intelligence artificielle. Au contraire, chacun devrait démontrer sa singularité, prouver que ses mots, sa posture, son vocabulaire sont le fruit d’une pensée, d’une intériorité, d’une histoire uniques.
Quelquefois, les paupières closes, je tente de ressusciter le garçon d’avant, sa naïveté, son insouciance, mais il ne répond plus. C’est rassurant — ses accès de candeur ne me trahiront plus — et terrifiant à la fois.
Imaginez. Libérés des jeux de miroir, l’auteur s’affranchirait des archétypes et des procédés narratifs ressassés, le séducteur se confierait avec franchise et autodérision, le consultant s’exprimerait en termes clairs et sans anglicisme, le philosophe mondain tiendrait tout un dîner sans avoir recours à la moindre citation, l’économiste reconnaîtrait que sa science est faillible... et tous iraient même jusqu’à reconnaître leurs doutes et leur ignorance !
Nous serions des milliers, des millions d’imposteurs à retrouver le plaisir de penser par nous-mêmes.
Et nous pourrions alors dire : merci l’IA !
Comme chaque matin, je retire mes écouteurs avant d’entrer dans la tour B4, dissimule les émotions que ma playlist nostalgique était en train de ranimer dangereusement. Être conforme, c’est comme apprendre à conduire : au départ, ça requiert toute votre concentration. Vous débutez au volant, une jolie mélodie vous rappelle un souvenir et crac, vous vous trompez de sortie, vous grillez une priorité — quatre points en moins. En entreprise, c’est la même chose. L’aisance vient avec le temps. Un jour, je serai comme ce type qui badge à côté de moi, pile au bon moment pour ne même pas devoir ralentir avant que le portique s’ouvre, le tout avec un casque à réduction de bruit vissé sur les oreilles, et pas un soupçon de vie sur le visage — du très haut niveau. Un jour, je serai cet homme-là, mais pour l’heure, je suis celui qui fouille sa poche intérieure devant la borne, en sentant bien que la fille derrière s’impatiente et s’imagine déjà dire, en arrivant à sa réunion : Désolée pour le retard, un con qui n’arrivait pas à trouver son badge. Ça y est, je l’ai, je le brandis presque, avec mon nom et ma photo dessus — c’est qu’en fin de compte, je dois bien avoir ma place ici. Débutant, mais pas imposteur, ou pas plus qu’un autre.
Crédits photo : Editions Anne Carrière
Paru le 25/08/2023
446 pages
Anne Carrière
22,00 €
4 Commentaires
jujube
28/10/2023 à 05:36
Merci pour votre texte qui traite avec originalité la peu sympathique IA qui tente de nous immerger, comme déchets plastiques, dans les plus beaux océans.
Fred
30/10/2023 à 00:04
Brillant
Larissa
30/10/2023 à 12:34
Eh bien, vous m'avez conquise !
Votre prouesse sémantique et orthographique apporte beaucoup d'espoir et d'air frais dans un paysage médiatique
apathique sinon vicié.
Merci ...
Lauradoré
01/11/2023 à 10:46
Quel bel article ! La mise en abyme de la conformité est une idée magnifique et j’espère que l’humain ressortira grandi de tout cela, comme le suggère votre conclusion !